Bye-bye Bébête
Esteban tirait doucement tantôt mon crâne, tantôt mon sacrum, avec ses grosses mains douces, comme pour déplier mon système nerveux, le délier de ses nœuds invisibles. Ce matin, alors que j’étais allongée sur la table de massage, le thérapeute argentin me répétait tout bas : « Deixa cair, deixa cair… » (Laisse aller. Relâche), en expirant comme s’il dégonflait le monde entier.
J’étais venue pour un drainage lymphatique, dans l’espoir de mieux dormir. Mes troubles du sommeil sont fréquents depuis que je suis maman, et particulièrement intenses ces dernières semaines. On m’avait parlé du drainage comme d’une piste possible. Esteban a haussé les sourcils, pas vraiment convaincu par mon choix du drainage lymphatique. Il pensait que ce n’était pas ce dont mon corps avait le plus besoin. Pour lui, certaines tensions logées profondément dans mon système nerveux pouvaient se libérer plutôt avec un soin crânio-fascial. J’ai dit oui. Oui, fais ce que tu veux, tant que ça peut m’aider à dormir.
Je suis rentrée d’une retraite il y a trois jours. Toujours avec le best partner in crime, mon Jo, au même endroit magique : Orada, au sud du Portugal. Mais cette fois-ci, c’était différent. C’était The Essence of Happiness. En anglais, et ce n’était pas en silence.
Quand, il y a un an, Jonathan a été invité à créer une retraite anglophone via Insight Timer, il m’a tout de suite proposé de tenir l’espace avec lui. On adore travailler ensemble, et ça faisait longtemps qu’on parlait de switcher vers l’anglais. Mais c’était loin, abstrait. Je ne mesurais pas ce que ça allait réveiller.
Les semaines ont passé, et plus la date approchait, plus mon stress montait. Une vraie tragédie grecque se jouait en moi. Mon Self était bien présent — cette part de moi tranquille qui sait : que je suis guidée, que j’ai l’expérience, que les retraites se sont toutes bien passées. Et de l’autre côté, une armée de parties affolées — ces voix intérieures que j’ai appris à reconnaître grâce à l’IFS. Pour rappel : l’approche thérapeutique Internal Family Systems considère que nous sommes faits de différentes parties, chacune ayant son histoire, ses peurs, ses stratégies de survie.
Et les jours précédant la retraite, mes parties prenaient toute la place. Elles me répétaient que j’allais m’effondrer, que je n’étais pas capable, pas au niveau, que je n’allais pas y arriver. Que j’allais perdre mes mots. Être la risée du groupe. Partir en pleurant. En courant.
Tout ça est irrationnel, je le sais. Mais ça remonte à loin. L’école, pour moi, était un calvaire. Je ne comprenais pas grand-chose, j’étais peu investie. J’ai subi. Pas de gros échecs, mais cette sensation constante d’être à côté de la plaque. Plus tard, c’est revenu, encore et encore. Cette impression d’être dissociée, de regarder les nuages par la fenêtre en attendant que “ça sonne” pour pouvoir sortir.
Parler anglais a longtemps été un complexe. Bizarrement, c’était l’une des choses dont ma sœur aimait se moquer. Elle imitait mon accent comme si c’était ridicule. Et pour l’enfant hypersensible que j’étais, ça restait marqué au fer rouge — comme les remarques sur mes mains, mes pieds « hideux », ma façon de danser. Tout ça a construit des blocages. Des croyances.
Je me suis souvenue de mon presque-beau-frère (le mec de la sœur de mon ex) Hugh, l’Australien. À chaque dîner, entre mes 15 et mes 20 ans, j’étais incapable de lui dire autre chose que « How are you ? ». Alors je buvais. Pour oublier que j’avais honte. Je me suis souvenue de cette nuit d’Halloween à Londres, dans une boîte, quand ma sœur m’a laissée seule. J’étais ado, je ne parlais pas assez bien anglais. J’étais paumée. J’ai ressenti une immense solitude, et une honte paralysante.
Et cette première semaine à la fac de Lille… premier cours d’anglais. Le prof demande à chacun de se présenter, un par un, dans l’amphi. Mon tour approche. Je panique. Et juste avant que ce soit à moi, je me lève et je sors. Je ne suis jamais retournée à la fac.
Tous ces souvenirs, je pensais les avoir dépassés. Aujourd’hui, je parle anglais tous les jours. Ma thérapie est en anglais. Mes formations aussi. Mais être sur scène, exposée, tenir un espace sacré, c’est autre chose.
Pour co-animer cette retraite, j’ai dû sortir de ma zone de confort comme jamais. Faire face à ces peurs irrationnelles, à ces conditionnements anciens, profondément enracinés. Des fossiles à l’intérieur de moi qui me répètent depuis toujours : tu n’es pas capable. Tu ne vas pas y arriver. Tu n’es pas assez. Mes parties en panique imaginaient le pire : que j’allais perdre mes mots, être la risée du groupe, partir en pleurant. En courant.
Tu devines la suite ? Rien de tout ça ne s’est produit. La retraite s’est magnifiquement déroulée. Très vite, on a senti cette magie qui dépasse les mots. Quelque chose de plus grand circulait entre nous, au-delà des traductions.
Contre toute attente, plusieurs participants m’ont confié que le fait que je ne sois pas anglophone avait été un vrai plus. Ma manière de chercher mes mots, de parler lentement, avait créé une attention particulière. Un rythme plus posé, plus incarné. Une vulnérabilité qui ouvrait de l’espace. Ce que je croyais être une faiblesse s’est révélé être une force.
On a même fait un rituel de déchargement pour libérer un fardeau ou une peur, et le remettre aux éléments, à plus grand que soi. Moi, j’ai laissé partir la peur de ne pas y arriver. C’était simple, mais profondément libérateur.
Mais mon corps, lui, s’en souvenait. Mon système nerveux ne voulait pas lâcher. Il restait en position de garde, toujours en alerte, encore marqué par ce que je venais de traverser. Comme s’il n’avait pas encore reçu l’info que c’était terminé. Que j’étais safe maintenant.
Et allongée sur la table, pendant qu’Esteban murmurait « deixa cair », je l’ai vue. L’enfant blessée. La petite Jeanne, désemparée. Une de mes parts exilées, que j’ai déjà rencontrée grâce à l’IFS. Celle que j’ai appelée Bébête. Celle qui se sent bête, pas à la hauteur, incapable.
Je l’ai prise dans les bras.
Je lui ai dit : Je suis là. We did it. On l’a fait, Bébête.
Dans l’approche IFS, une part ne disparaît pas. Elle n’est ni rejetée ni effacée. Mais quand elle est reconnue et délestée du fardeau qu’elle porte, elle peut se transformer. Elle peut passer d’un rôle de survie à un rôle ressource, une alliée.
Alors je lui ai fait un gros câlin. Et je l’ai laissée partir.
Bye bye Bébête