Cela ne s’appellerait pas l’ego ?
Il y a quelques semaines, je partageais une newsletter intitulée “Au secours, j’ai besoin d’amour”. J’y racontais un moment de vulnérabilité : ce besoin d’être vue, appréciée, validée. Un élan presque enfantin, qui surgit parfois sans prévenir. Une lectrice m’a alors répondu : “Cela ne s’appellerait pas l’ego ?”
Et j’ai trouvé la question bonne. Alors oui… enfin, non. C’est vrai, à première vue, cette crispation intérieure, ce besoin d’attention — ça ressemble à ce qu’on appelle « l’ego ».
Ce mot, “ego”, a été utilisé pendant des décennies pour désigner le mental agité, le singe fou, le petit moi insécure “non-éveillée” qu’il faudrait discipliner pour atteindre la paix.
Une vision manichéenne, dualiste, présente dans beaucoup de traditions spirituelles : il y aurait d’un côté l’ego, crispé, séparé, source de souffrance… et de l’autre, le Soi, calme, éveillé, lumineux. Et entre les deux : un combat. Une quête d’effacement de l’un au profit de l’autre.
Mais cette vision, je la sens de moins en moins juste.
Aujourd’hui, une approche plus nuancée et profondément humaine me parle davantage : l’IFS (Internal Family Systems), une méthode développée par Richard Schwartz dans les années 80 et largement diffusée depuis. Notamment chez des figures majeures du travail sur le trauma et la conscience, Gabor Maté, Tara Brach ou Bessel van der Kolk qui ont, eux aussi, intégré l’IFS dans leur pratique. C’est une approche qui m’a offert un nouveau regard sur mon monde intérieur.
Plutôt que de chercher à dissoudre l’ego, elle invite à rencontrer notre monde intérieur comme un écosystème vivant. Un ensemble de parts, de voix, de facettes de soi, chacune avec son histoire, sa fonction, son rôle protecteur. Certaines sont méfiantes, d’autres en colère, d’autres encore figées ou fatiguées. Et loin d’être des ennemies, elles cherchent – maladroitement parfois – à nous protéger, à leur manière.
Alors oui, dans cette newsletter où je disais “j’ai besoin d’amour”, d’une certaine manière, c’était mon ego. Mais d’une autre — et c’est celle qui m’intéresse vraiment — je dirais plutôt que c’était une partie de moi. Une voix intérieure qui porte la mémoire ancienne d’un moment où l’amour n’était pas garanti, où il fallait mériter d’être vue et appréciée.
Et aujourd’hui encore, il lui arrive de se réveiller. Elle s’agite, elle anticipe, elle vérifie que tout va bien, que je suis toujours aimée, que je ne vais pas être abandonnée.
Je vous ai déjà présenté cette part. Mais il y en a bien d’autres que j’apprivoise avec le temps. Comme une troupe de petits personnages intérieurs, j’aime leur donner des noms.
En ce moment, par exemple, Salvador résiste à faire la sieste, et la seule manière pour qu’il s’endorme, c’est allongé sur moi, de tout son long.
Le timing est souvent cruel : ça tombe pile au moment où j’aurais désespérément besoin d’un peu de temps pour moi. Et ça dure. Il me garde immobile pendant plus d'une heure, et si je bouge, il se réveille.
Dans cette inaction forcée, le bouillonnement intérieur commence et plusieurs parties prennent la parole.
Il y a Avare, qui a une obsession de l’optimisation. Une obsession qui m’épuise. Il calcule à la minute près si ce moment “vaut le coup” stratégiquement, en termes de temps, d’efficacité, d’énergie.
Il y a Madame Wasselin, une partie inspirée d’une professeure tortionnaire que j’avais en primaire. Elle milite pour la productivité constante, déteste l’oisiveté, refuse le repos. Pour elle, rester inactive, c’est courir le risque d’être inutile, voire inadéquate. Elle n’est pas méchante au fond : elle a peur.
Et puis il y a Taillo — c’est comme ça qu’on disait “se tailler”, s’en aller, là où j’ai grandi, moi qui n’ai connu toute ma vie que le ciel du Nord… enfin, jusqu’à mes 20 ans. Taillo, donc, cherche méthodiquement par quel angle je pourrais déposer ce petit corps chaud sans qu’il se réveille. C’est le stratège de la fuite, expert en évasion, qui rêve juste de se faire la malle.
Parfois, il y a aussi Controlladora, qui aimerait savoir ce que Jonathan est en train de faire dans le salon pendant que je suis coincée là. Elle voudrait surveiller, maîtriser, tout comprendre, juste au cas où.
Et pendant que tout ce petit monde s’agite… une autre part, beaucoup plus tranquille — celle qu’on appelle le Self, l’essence — est en kiffe absolu. Elle savoure ce moment suspendu, la chaleur de Salvador, la connexion, la lenteur. Elle n’essaie pas de fuir l’instant. Elle est simplement là. Consciente que ces moments-là comptent parmi les plus beaux que j’aurai la chance de vivre.
Et oui, un simple moment de sieste peut révéler un véritable théâtre intérieur. Un condensé de toutes ces parts qui coexistent et qui ne demandent qu’à être entendues.
Ces parts qui doutent, qui protègent, qui s’inquiètent, qui contrôlent — je pourrais les juger, les étiqueter, chercher à les faire taire. Mais j’ai choisi de faire autrement : les écouter, leur laisser de l’espace, et leur dire : “Je suis là. Je t’entends.”
Ce choix a changé ma manière d’être avec moi-même. Il m’a permis d’entrer dans une harmonie intérieure, une sagesse enracinée dans l’acceptation de ce qui est. En accueillant ces parts au lieu de les rejeter, j’ai senti un poids se libérer. Un ajustement subtil, comme un mouvement de réconciliation, qui m’a rendue plus libre, plus vivante, plus en lien.
Ce n’est pas spectaculaire. Mais c’est là que tout se joue. Dans ces gestes minuscules qui nous rapprochent de nous-mêmes.
Et toi, quelles parties de toi pourrais-tu apprivoiser ? Celles que tu essaies peut-être de faire taire… Que cherchent-elles à protéger ? Et de quoi auraient-elles besoin pour s’apaiser ?
Pour aller plus loin sur le chemin de l’IFS
Deux livres précieux :
– Pourquoi nous sommes essentiellement bons de Richard Schwartz
– Self-thérapie de Jay Earley
Trouver un·e thérapeute IFS
ifs-association.com/trouver-un-therapeute-ifs
Un podcast (en anglais)
Explorations in Psychotherapy, animé par Alexia Rothman et Anibal Henriques. Deux êtres sincèrement engagés sur cette voie, avec qui j’ai suivi une formation IFS. Écouter