J’ai été méchante avec Jo. 

Ma partie Controladora aime l’ordre et sort le fouet à chaque cure-dent qui traîne, tandis que ma partie Esthète, convaincue d’avoir un goût infaillible, s’offusque de ces « objets moches » comme les câbles électriques, sacs plastiques et autres blasphèmes décoratifs.

Mais bon, ce sont les petits cure-dents de mon Jojo, et j’ai appris à m’en accommoder.

C’était sans compter les événements de mardi. Ça a commencé à 6h du matin par un réveil en sursaut quand Jo est allé aux toilettes. Le pauvre, ce n’était pas de sa faute — plutôt celle de la porte qui grince — mais mon cerveau à moitié réveillé ne voyait pas la nuance, et ma partie Fatiguée avait déjà sorti la banderole de victime : on m’avait impitoyablement volé ce minuscule espace de sommeil que je chéris tant, juste avant que Salvador ne se réveille. Cette offense a activé ma partie J’accuse, qui a aussitôt pointé le doigt — non, tous les doigts — vers Jo.

Ah, et j’étais aussi à deux jours de mes règles, en plein SPM (syndrome prémenstruel).

Dans la répartition des tâches à la maison, c’est moi qui gère le réveil de Salva. Et ce matin-là, il allait falloir ravaler mes pulsions meurtrières et assurer en gardant le sourire. Sauf qu’on la lui fait pas à Salvador : il capte direct quand je suis bougon. Ma petite éponge a déjà absorbé mon humeur. Lui mettre son slip va prendre plusieurs minutes, ce qui fait vriller ma partie Tornado qui veut que tout aille vite, le convaincre de se brosser les dents va demander plus de créativité qu’une campagne de pub Apple, et lui laver le nez va m’obliger à le courser dans la maison. Tout ça ponctué de cris et de larmes, entremêlés de câlins et de rires.

Ma partie Maman Parfaite tient encore bon : elle presse les oranges, prépare une compote et tartine le peanut butter (maison, s’il vous plaît). Il est 8h, je bois enfin mon café. Je ne devrais pas, car mon système nerveux est déjà en alerte, mais j’aime trop ça. Et là, surprise : p%&*in, c’est quoi ce nouveau café que Jo a acheté ? Il est bien plus fort que d’habitude. Je ne supporte pas le café fort, mon cœur palpite.

Il veut ma mort ou quoi ???

Il est 9h, on devrait déjà être à l’école, mais on n’est toujours pas partis. Et là, Salva trouve une boîte de trucs à dents qui traîne dans l’entrée. Il l’ouvre, répand les douze fucking cure-dents par terre et commence à faire une construction géométrique avec. Si je l’empêche, c’est tantrum assuré. Je sens le magma bouillonnant à l’intérieur qui va péter.

Pendant ce temps, Jo est pénard au yoga, lui, alors que je traverse le champ de mines qu’il a semé partout. Ses affreux trucs à dents, l’atteinte à mon sommeil, son fils qui invente les mauvais jeux aux mauvais moments, le stress, le retard… et moi qui ne vois pas comment je vais feindre que tout va bien en amenant Salva à son école de Bisounours, où tout le monde a l’air si zen. AAAAAAhhhh.

Je finis par laisser Salva en retard et en larmes à l’école. Culpabilité, tristesse et rage s’emmêlent. J’en veux à la terre entière, mais surtout à Jo. Je le maudis. Faut pas que je le croise. Pas de risque : il doit être en plein savasana, cet égoïste. Évidemment, ce sont juste mes parties en furie qui hurlent, alors même que c’est moi qui le pousse à aller au yoga le mardi matin !

Dans l’état où je suis, inutile d’essayer de travailler ou de méditer : je ne sers pas à grand-chose. Alors je décide d’aller courir pour évacuer. Mais avant ça, ma partie Nikita, celle qui veut punir et faire payer « œil pour œil », prend le dessus.

J’envoie à Jonathan une note vocale de cinq minutes, bien caliente, espérant sans doute inconsciemment qu’il me rejoigne dans mon vortex de négativité. J’ai beau savoir que ce n’est pas le moment, que je ne suis pas régulée, que même si j’enrobe le message de « je t’aime », de « le prends pas personnellement », il sentira mon irritation et l’énergie du reproche. Mais c’est plus fort que moi.

Évidemment, face à mon assaut, son système contre-attaque : sa partie Unworthy, qui se sent mal aimée, réagit au quart de tour et envoie Adolf en première ligne, en listant mes torts et ce qui lui déplaît chez moi. Deux systèmes protecteurs en action.

Quelques heures de silence et de recul plus tard, je repense à la scène. Je vois ma méchanceté. Elle n’était pas là pour blesser, mais pour garder le contrôle quand quelque chose en moi se sentait menacé. Ce matin-là, tout y était : la fatigue, le SPM, la peur d’être débordée, l’envie d’être une bonne mère, la colère de ne pas être soutenue.

J’ai réalisé à quel point j’avais été dure avec Jo. J’avais laissé mes parties en furie s’exprimer sans filtre, en oubliant la tendresse. Je suis allée le voir pour lui dire que j’avais senti mes parties intolérantes aux manettes, et qu’elles l’avaient pris en grippe. Il a compris. On s’est pris dans les bras.

On m’a tellement appris à taire ce qui dérange, à lisser ce qui dépasse, comme l’ont fait ma mère et ma grand-mère. Alors accueillir mes parties d’ombre au lieu de les cacher, c’est nouveau pour moi. Je sais aujourd’hui qu’elles ne sont pas des preuves de ma « mauvaise nature », juste des mécanismes de protection nés dans l’enfance, qui tentent de préserver ce système ultra-sensible qu’est Jeanne. Et quand je les regarde sans honte, sans m’y identifier, que je tente de les comprendre, un nœud se défait à l’intérieur.

Vous l’avez peut-être remarqué : depuis quelques mois, mes lettres parlent davantage de mon ombre. Ce qui me fascine dans ce travail de guérison, c’est ce moment où mes travers, au lieu d’être fuis, sont écoutés, et deviennent des messagers.

Reconnaître qu’on a tous des galères, des turbulences intérieures, ça crée du lien. En lisant vos retours, je sens un soulagement partagé, et j’ai l’impression que l’acceptation de mon ombre aide d’autres à accepter la leur. Je me rends compte que peu de choses me font vibrer autant : non seulement apprendre à mieux m’aimer, mais aussi sentir que ce travail puisse aider d’autres à mieux s’aimer.

C’est sans doute pour m’offrir cette réalisation que la phrase de Mary Oliver m’est récemment apparue — le même jour, dans mes deux lectures du soir, La théorie Let Them de Mel Robbins et Wild de Cheryl Strayed : “Tell me, what is it you plan to do with your one wild and precious life?”

Dans son livre de coaching La théorie Let Them, Mel Robbins propose une libération simple mais radicale : lâcher la peur du jugement et suivre ce qui nous appelle, même si ça dérange.

Dans son récit autobiographique Wild, Cheryl Strayed, après avoir tout perdu, part seule marcher, avec sa carte et sa boussole, sur le Pacific Crest Trail : plus de 4 000 kilomètres entre déserts et montagnes, du Mexique au Canada. Un voyage initiatique où elle traverse la peur, la solitude, la douleur physique, le doute, pour finalement renaître de ses cendres.

Deux livres, deux femmes, une même invitation : oser vivre.

Ce qui les relie, c’est qu’elles ont tracé leur route à contre-courant, dépassé les injonctions pour se reconnecter à leur vérité. Je sens que c’est la direction vers laquelle la vie nous pousse.

Unique, c’est comprendre que mon chemin est le mien, et que je n’ai pas à être ailleurs ni à ressembler aux autres. Ce que j’ai vécu — les traumas et les renaissances — je ne les changerais pas.

Sauvage, c’est ne plus chercher à dompter la vie. Elle ne peut pas être contrôlée ; elle est belle exactement comme elle est.

Précieuse, c’est se souvenir chaque jour, à quel point la vie vaut la peine d’être vécue. On oublie souvent qu’elle passe en un claquement de doigts, embuée par nos broutilles du quotidien, comme des cure-dents qui traînent.

Le chemin vers soi est sinueux, fait de sueur, de détours et d’accidents de parcours. Il ne s’agit pas de tout envoyer valser ni de relever des défis héroïques, mais d’avancer pas à pas dans la bonne direction.

Pour moi, ça prend la forme d’une succession de choix, parfois improbables ou douloureux : trouver le courage de mettre fin à des relations toxiques, prendre le risque de perdre ma sécurité matérielle pour trouver l’alignement, pour finalement me consacrer au silence.

Plus récemment, j'ai pris conscience que ma quête de pureté, qui renforce mon égo, doit laisser place à quelque chose de moins lisse, de plus incarné.

Hier, j’ai eu 36 ans. Le cadeau que je me fais cette année, c’est Path of Love : une immersion thérapeutique et spirituelle de huit jours, avec déconnexion digitale stricte.

J’ai été prévenue : je vais plonger en apnée dans les profondeurs de mon ombre. Mais je le fais pour avancer vers la lumière.

C’est ça, ce que je veux faire de ma vie unique, sauvage et précieuse.

Je pars demain.

Et toi, que veux-tu faire de ta vie unique, sauvage et précieuse ?