Je fais l’amour à la patate.

Menu du soir : tortilla.

Les gestes s’enchaînent, précis, rapides, presque automatiques : je me lave les mains, je sors la planche, je découpe les oignons, je mets la table… tout en écoutant un podcast, sans être vraiment là.

J’empile les tâches les unes après les autres, je coche mentalement une to-do list imaginaire. Ma partie Rouleau Compresseur jubile. Sa ligne de mire est claire : la tortilla chaude et dorée, servie pile à l’heure.

En IFS (Internal Family Systems), Rouleau Compresseur est un “manager” : une partie protectrice qui pilote mon système au quotidien. Elle me fout la pression, optimise, anticipe. Elle protège une partie “exilée” : la petite Jeanne qui a cru très tôt que si elle n’était pas utile, rapide, performante, elle ne servait à rien. Et donc qu’elle n’était pas digne d’amour, pourtant vital à sa survie.

Souvent, sans même que je m’en rende compte, Rouleau Compresseur prend les commandes. En IFS, on appelle ça être “amalgamée” avec une partie. Elle croit sincèrement me protéger, et éviter que la petite Jeanne revive la honte ou le sentiment d’inutilité.

Alors j’abats les tâches en mode robot, déjà tournée vers la suite : ranger la cuisine, régler une facture, répondre à un ou deux mails.

(Et j’ai remarqué que dire tortilla plutôt que “des pommes de terre avec des oignons et des œufs” ajoute sa petite dose d’auto-approbation. Ça me donne l’impression de faire un truc qui claque. Idem pour shakshuka, dahl, babaganoush…)

Puis, je sors au jardin cueillir du persil et du thym. J’observe mes plantes qui poussent en slow motion. Tranquille. Ça me ramène à une évidence : ici, rien ne presse. La nature avance à son rythme. Et le simple fait de la regarder fait ralentir mon corps.

Je reviens vers ma planche. Je sens la chaleur des pommes de terre dans mes mains. Le contact sensoriel me rappelle que la tortilla finie n’est pas l’objectif. Le plaisir est dans chaque geste. Je m’amuse à couper les dés de manière harmonieuse plutôt que le plus vite possible. À ce moment-là, je ne suis plus en train d’exécuter une recette ; je suis en train de vivre le geste.

Je ralentis. En réalité, j’ai le temps : même si je prenais vingt minutes de plus, ça ne gênerait personne. Dans ma cuisine, il n’y a pas Etchebest avec son chrono qui me hurle dessus.

Dans ce ralentissement, quelque chose s’ouvre. 

Peau à peau patate-Jeanne.
Sous mes doigts, je sens la chaleur de sa pellicule.
Je la déshabille doucement.
Le couteau glisse et pénètre la chair.
Je fais l’amour à la patate.
Je fais un avec la patate.
Oh putain : je suis la patate.

Mon attention est entièrement dans ce que je fais. Il n’y a plus que la sensation, la présence.
Quand l’attention est là, le temps n’existe plus ; je ne pense plus à ce qui vient après. Le commentaire intérieur se met en pause.
Je ne suis plus en fusion avec la partie qui stresse, performe et anticipe.
L’expérience occupe tout l’espace disponible.

C’est ça, pour moi, un moment d’unité : être dedans, sans distance. La réalité devient simple quand je cesse d’y résister ou de la contrôler.
Dans ces instants-là, tout a un autre goût. Même la patate.