Je ne suis pas ma tasse.

Ma tasse préférée. Dix ans de cafés, de matins, de souvenirs. Elle venait de Colombie. D’un voyage avec mon frère et ma sœur, à une époque où on était très liés. Elle symbolisait aussi l’année où j’ai tout quitté pour changer de vie.

Une pièce unique, peinte à la main, avec des fruits, un arbre, une femme qui sourit. En céramique douce, matière naturelle, avec une forme ronde et irrégulière, comme ces objets faits main que j’aime collectionner. Juste la bonne épaisseur pour ma bouche. Sa anse avait ce je-ne-sais-quoi rassurant. Je ne la mettais jamais au lave-vaisselle. Et un matin, elle a glissé de mes mains savonneuses. Elle s’est brisée.

Dans les jours qui ont suivi : mon pantalon fétiche, en soie orange, ruiné par un pot de colle. Ma voiture accidentée, suivie d’une saga interminable avec les assurances portugaises. Des objets abîmés, perdus, cassés. Une succession de petits drames matériels qui m’ont stoppée. Et qui m’ont parlé.

L’un des grands tournants de mon chemin spirituel, ces dernières années, a été d’apprendre à reconnaître les signes. Je sais que la vie me parle. Mais je ne l’écoute pas toujours. Pas assez. Cette fois, c’était trop clair pour que je l’ignore. Il y avait un message — un message autour du matériel, de l’attachement, de l’identification.

Et comme souvent, la synchronicité rend les choses encore plus limpides. Au même moment, mon fils Salvador découvre le “moi”. “Mon” vélo. “Ma” voiture. “Ma” maman. Il entre dans cette phase où l’on apprend à séparer le “moi” du reste. Il construit peu à peu son identité, avec ses objets, ses préférences, son territoire. Il prend “sa” place dans le monde. 

Et moi, en miroir, je vis l’apprentissage inverse. Je traverse une période de déconstruction, de désidentification. Mes objets, mes pensées, mes préférences, mes croyances perdent progressivement leur consistance. Tous ces éléments, empilés au fil du temps pour raconter “qui je suis”, semblent se dissoudre au fur et à mesure que ma compréhension du jeu de la vie s’approfondit.

Dans Nouvelle Terre, Eckhart Tolle raconte l’histoire d’une femme affectée par la perte d’une bague précieuse. Elle pensait qu’en la perdant, elle avait perdu une part d’elle-même. Il lui demande : “Est-ce que ce que vous êtes a été diminué par cette perte ?” Elle répond non. Et là, quelque chose se relâche. Elle découvre que l’objet n’était pas elle. Rien d’essentiel n’a disparu. Ce qu’il lui offre, ce n’est pas une consolation. C’est une bascule. Une révélation.

Il explique aussi que ce que nous croyons posséder finit souvent par nous posséder. Que l’ego s’accroche aux objets, aux titres, aux souvenirs comme s’ils pouvaient le définir. Et quand ces choses disparaissent, c’est notre image de nous-mêmes qui vacille. Mais en réalité, ce que nous sommes ne peut pas être abîmé. 

Alors une question émerge : si je ne suis plus ces piliers de mon histoire personnelle… qu’est-ce que je suis ?

C’est cette question que la non-dualité vient explorer. Elle ne cherche pas à ajouter une nouvelle réponse, mais à dissoudre les illusions. Elle dit : tu n’es pas ce que tu crois être. Tu n’es pas une idée. Tu n’es pas une histoire. Tu es ce qui observe. Ce qui est là, intact, même quand tout change. Tu es présence. Conscience. Silence. 

Tu es le ciel. Le ciel toujours bleu derrière les nuages.

Dans la non-dualité, cette image du ciel bleu est souvent utilisée pour évoquer la conscience pure : toujours présente, paisible. Les nuages, eux, représentent les pensées, les conditionnements, les récits mentaux qui vont et viennent. Mais le ciel, lui, ne bouge pas, comme notre essence véritable n’est jamais altérée par ce qui la traverse.

Car la perte révèle en fait ce qui ne peut pas être perdu. Ce qui reste quand tout le reste s’efface. Ce qui ne se possède pas et qui ne peut pas se briser. 

Donc cette tasse colombienne en morceaux — que je n’ai pas encore réussi à jeter, il y a encore du chemin hein — elle disait quelque chose de mon goût, de mon regard, de ma capacité à dénicher de beaux objets. Elle me rendait un peu cool, discrètement, chaque matin. Et en un instant, plus rien. 

Maintenant, je bois mon café dans l’une ou l’autre des tasses disponibles. Moins belles. Moins symboliques. Elles ne me racontent rien. Elles ne flattent rien. 

Et pourtant, l’expérience d’être reste aussi belle.

Le matin, je dis bonjour à mes chéris, je coupe les fruits, je prépare le petit déjeuner, je bois mon café, on danse. Rien n’a changé. 

Je ne suis pas ma tasse. Je ne suis pas mes objets. Ce que je suis est là, intact, même quand ce que j’aimais se brise.

Quand je lâche ce qui n’est pas moi, je fais de l’espace pour ce que je suis. Ce qui a toujours été là. Ce que rien ne peut altérer : l’amour, la conscience, le silence. Ce qu’on appelle parfois Dieu. Ou la Source. Ce grand “Un” inaltérable que nous sommes, derrière les couches, les histoires, les objets. Un espace où il n’y a rien à saisir, et tout à laisser être.


Pour aller plus loin avec la non-dualité

Sri Ramana Maharshi

Sri Ramana Maharshi — L’incarnation du silence. Sa seule présence enseignait. Il ne prêchait pas, il rayonnait. C’est à lui que l’on doit la question radicale : « Qui suis-je ? » — une invitation à revenir à la source de toute chose.

Adyashanti — Une sagesse douce et directe.
→ Ses livres : The End of Your World, Falling into Grace
→ Et aussi : le Waking Up Challenge, un programme audio de 30 jours sur Audible.

Eckhart Tolle
→ Ses livres : Le Pouvoir du moment présent, Nouvelle Terre, Stillness Speaks… Tous ses livres sont de précieuses portes d’entrée vers la conscience.

Mooji — J’ai reçu une fois son étreinte, et mon cœur s’est ouvert.
Je n’ai jamais réussi à le lire, mais j’ai écouté beaucoup de ses satsangs sur YouTube et via l’app Mooji.

Rupert Spira
→ Ses livres : Être conscient d’être conscient, Présence.
→ Ses retraites (où croiser Jonathan 😜) : rupertspira.com/retreats
→ Et des centaines de vidéos gratuites en ligne.