Umami, la vraie vie II
Les mains en prière et les pieds dans la boue. C’est l’Umami que la vie m’a servi au MantraFest, un festival de chants sacrés et de danses extatiques, au cœur des collines pyrénéennes.
On attendait ce moment depuis des mois avec Salvador, ma sœur Anne-Claire et mon amie Sarah.
Sur la route du retour, dans le vieux van bringuebalant de ma sœur, direction l’aéroport, on a tiré une carte de notre jeu préféré, Radical Truth. La question : « Raconte trois moments de grâce récents. » On a décidé de l’appliquer à ces quatre jours de festival.
Premier moment de grâce : le concert de Kelly Aura. Je connaissais Kelly depuis longtemps, et j’avoue être arrivée mitigée à son concert, la tête d’affiche du festival. J’avais suivi de loin l’explosion de sa popularité, et ma partie sceptique se méfie des engouements soudains et des apparats de la spiritualité instagrammable. Ma partie un peu prétentieuse, persuadée d’avoir un bon goût infaillible et l’oreille pointue, avait déjà tranché : sa musique n’était “pas trop mon style”, et ses paroles, trop sucrées.
Pourtant, dès les premières minutes, j’étais touchée en plein cœur. Kelly était clairement portée par quelque chose de plus grand. Ses mots agissaient sur moi comme des incantations. Je vibrais de la tête aux pieds.
Dans sa chanson À la rencontre du vivant, sur les paroles “L’expansion de mon essence, de l’Amour, du Divin”, je le vivais, littéralement, comme si mes cellules chantaient à l’unisson. Je n’avais jamais connu ça.
Ma sœur et moi, dans les bras l’une de l’autre. Kelly parlait d’Unité — j’y étais.
Deuxième moment de grâce : le débarquement imprévu à l’hôtel Ibis de Castelnaudary. Notre plan initial était de camper comme tous les festivaliers. Un fiasco : à l’arrivée on avait trouvé un des derniers emplacements disponibles pour planter nos tentes. Je n’avais pas imaginé être accueillie au MantraFest par une violente tramontane. On aurait dit un sketch : nos affaires s’envolaient, nos jupes et nos cheveux nous fouettaient, les tentes tenaient à peine au sol. La toile claquait si fort sous les bourrasques qu’on n’entendait que ça.
Moi qui pensais chantonner Om Nama Shivaya, un autre refrain tournait en boucle dans ma tête : “mais qu’est-ce que je fous là” ?
Le lendemain matin, après une nuit secouée par les rafales, la tête dans le cul, les poches sous les yeux et les babouches trempées, j’ai traversé la prairie boueuse avec Salva sur le dos, en direction des sanitaires. Ma partie Diva, qui aime son petit confort, s’est dit qu’elle n’avait plus l’âge de faire la queue aux toilettes sèches. Ni envie de faire pipi tout en tenant la porte dont la cordelette, qui faisait office de verrou, avait lâché — laissant entrevoir notre intimité débraillée aux nouveaux copains. Encore moins de gérer Salva intenable, surexcité par l’aventure, tout en recouvrant nos besoins de copeaux, à l’aide d’une pelle à l’hygiène douteuse.
Le pompon, l’annonce d’une panne de courant générale : plus de batterie pour pleurnicher mes misères à mon Jojo resté au Portugal, dans notre nid siiiiiiiiiiii douillet. Mais le pire : plus de boisson chaude. C’est l’angoisse si j’ai pas mon café brûlant du matin. Mon allié anti-constipation. Sans lui, mon transit déraille. Et si je ne vais pas aux toilettes le matin, mieux vaut ne pas croiser ma route.
Mon nouveau mantra revenait en boucle : “Mais qu’est-ce que je fous là ?”
Ma partie Elfe a levé le camp, saoulée. Elle qui se rêve femme sauvage, libre, vivant d’amour et d’eau fraîche, a vu ses fantasmes de nuits à la belle étoile s’effacer devant une réalité beaucoup plus concrète : le besoin de confort. J’ai craqué et réservé en urgence l’hôtel le plus proche, au grand bonheur de Diva.
On a débarqué à l’Ibis de Castelnaudary, un hôtel à mi-chemin entre un pub et un musée du rugby. Des agrandissements d’équipes de rugbymen cabossés, bras dessus bras dessous, tapissaient les murs. Dans les couloirs, des vitrines exhibaient des maillots, des crampons dédicacés et des trophées de clubs locaux. Bonjour testostérone. Dans notre chambre, des ballons ovales en cuir faisaient office de lampes de chevet.
Et les cris de haka en boucle comme musique d’ascenseur.
Puis, le bonheur du bip du badge, de la moquette sous mes pieds et des grands lits blancs et moelleux sur lesquels on s’est jetés. J’avoue, j’ai une passion pour les beaux hôtels. J’étais donc loin d’imaginer qu’une chambre d’Ibis me fasse un tel effet. Après la douche froide en plein air de la veille, j’ai presque pleuré de joie sous ma première douche chaude, et en reniflant l’odeur de lessive sur les serviettes, j’avais l’impression d’être une princesse.
Sarah, Salva, Anne-Claire et moi menions désormais une double vie en secret. Le jour, on priait Pachamama autour du feu chez les bisounours new age — plumes, tambours, malas autour du cou, effluves de patchouli. À la nuit tombée, on filait en douce vers notre chambre aseptisée pour voyageurs business en chemisette. Le contraste était absurde et hilarant : on petit-déjeunait au buffet standardisé — distributeur géant de Nutella, dosettes de beurre Président, pancakes et œufs brouillés industriels — avant d’enfiler nos costumes de festivalières engrenagées.
Cet hôtel Ibis, où je ne serais jamais allée par moi-même, est devenu notre refuge pour le reste du festival. Le personnel était d’une gentillesse inouïe, plus chaleureux que certains “festivaliers-namasté” qui bataillaient bec et ongles pour être au premier rang des concerts. Depuis la salle du petit déjeuner, on entendait les employés de l’hôtel se marrer en cuisine. Leurs rires étaient plus spirituels que le plus spirituel des mantras.
Troisième moment de grâce : le McDo. Le deuxième soir du festival, après une journée intense et humide, on s’est éclipsées à la tombée du soir, laissant les “vrais” dormir dans leurs tentes. À cette heure-là, Salvador aurait déjà dû être couché. On était affamées, et on a réalisé avec horreur que tout était fermé. Seule option à 20km à la ronde : le McDonald’s de Castelnaudary.
Nous qui n’avions pas mis les pieds dans un McDo depuis des années. Nous qui venions de quitter l’acro-yoga et les danses rituelles autour du feu. Nous, les festivalières body-paintées en boléro et robes à fleurs, crottées de boue face aux bornes tactiles du McDo. On aurait dit Godefroy de Montmirail et Jacquouille la Fripouille qui débarquent dans un supermarché, en cotte de mailles et haillons.
Tout était tellement “what the fuck” qu’on a lâché prise. Sans parler de Salvador, qui était trempé jusqu’au slip après ses glissades dans la boue, et qu’on a dû relooker avec le gros pull et les chaussettes montantes en laine de ma sœur, dans les toilettes. Il faisait rire tout le monde et dévorait ses frites au ketchup comme si c’était la meilleure chose du monde.
Ma sœur est une fervente écolo, intransigeante sur le tri, la consommation d’eau et les emballages. Elle boycotte les multinationales. D’ailleurs, avec Jo, on a un running gag : « On le dira pas à Anne-Claire », quand on fait une entorse écologique — un recyclage manqué, une commande gloutonne chez Starbucks ou l’achat d’une “chinoiserie”.
Alors j’ai halluciné quand elle a avoué que, pour elle aussi, l’Ibis et le McDo faisaient partie du top 3 du festival.
Ces trois moments m’ont rappelé une chose essentielle : la magie est rarement là où on l’attend. La vie m’enseigne sans cesse que le bonheur n’est pas dans la perfection des plans, ni dans la réalisation d’un idéal. Il est dans ce qui est. C’est quand je relâche mes préférences et que je prends la vie comme elle vient, que je trouve la paix.
Encore une occasion d’observer mes parties égoïques : ma partie Utopie avait prévu quatre jours d’été indien, pieds nus dans l’herbe, nuits dans un tipi, feux de joie sous les étoiles. Mais ses attentes étaient déconnectées de la réalité. La beauté inattendue, c’était trois femmes qui s’entraident pour porter un enfant endormi sous la pluie, au travers de champs de gadoue. Ma partie Avare comptabilisait les dépenses en temps, argent, énergie et voulait une rentabilité de plaisir à la hauteur de l’investissement. Elle s’est pris une bonne claque aussi, avec tous les plans inversés. Quant à Elfe, elle a rangé son kit de vie sauvage bohème, et a dû admettre que les néons du McDo dans la nuit pouvaient être aussi rassurants qu’un phare dans la tempête. Les observer, les remercier de vouloir me protéger, m’en désidentifier et revenir au Self.
Le Self, c’est notre moi véritable, notre essence divine. La paix qui est toujours là, derrière la danse des parties, derrière nos préférences. Indépendamment des qui, que, quoi, dont et où.
En écrivant tout ça, je me suis demandé : comment je me sens face à cette image de moi ? Celle qui mange du McDo, fuit la tente pour un Ibis et se laisse bouleverser par une chanteuse qu’elle avait snobée.
Pourquoi cette peur d’être jugée, qu’on me lance des tomates, qu’on se désinscrive ? Pourquoi cette version “peu reluisante” de moi éveille-t-elle la honte ou la peur du rejet ?
Et surtout : quelle image de moi est-ce que je crois devoir afficher pour être aimée ? Celle qui médite à l’aube, mange vegan et danse pieds nus ?
Longtemps, j’ai cru qu’il fallait être lumineuse, inspirante, alignée pour mériter l’amour.
Aujourd’hui, je découvre que c’est dans mes ombres que je me rencontre vraiment. Et que cette version-là : pas très glam, celle qui râle, juge, et veut du confort, est peut-être la plus vraie, parce que c’est celle qui me rapproche de moi.
C’est un pas de plus vers l’authenticité, vers une forme d’amour plus mature : celle qui inclut tout, même ce qu’on aurait préféré cacher.
Parce qu’en réalité, la liberté spirituelle ne naît pas du contrôle, mais de l’acceptation.
Et peut-être que c’est là que la grâce commence : pouvoir se voir en entier et s’aimer quand même.