Umami, la vraie vie

Alors que j’écris ces lignes, mon regard alterne entre l’écran de mon ordinateur et un paysage à couper le souffle : du vert et du bleu à perte de vue.

Et entre les deux, il y a des vitres sales.

Mon rêve s’est réalisé : quitter la ville pour retourner vivre dans la nature. Il y a quelques jours, nous avons déménagé, mon Jo, notre fils Salvador et moi, dans l’Arrábida, un parc naturel à une heure au sud de Lisbonne. J’ai encore du mal à réaliser ma chance. Entourée de nature à perte de vue.

Les traces de crasse et d’écume sur les vitres nous avaient sauté aux yeux dès la première visite. On a tout de suite ouvert les fenêtres pour profiter de la vue, en comptant sur le “grand ménage” promis avant notre arrivée. Mais il n’a jamais eu lieu, et ça a rendu l'emménagement encore plus stressant.

On a fait venir plusieurs experts du ménage, sans succès : la surface extérieure de ces immenses vitres coulissantes, suspendues au-dessus du vide, est tout simplement impossible à atteindre. Ça en est devenu comique quand Jo a voulu essayer : le corps à moitié en équilibre dans le vide, une raclette dans une main et un chiffon dans l’autre, torse nu en plein cagnard. Salvador et moi lui tenions les jambes. Même avec un manche télescopique, rien à faire : les traces restent, imperturbables.

Et le matin, quand le soleil surgit derrière la montagne, c’est encore pire : on ne voit plus que les traces. C’est un gag, une vue si belle et des vitres si sales.

À l’intérieur de moi, ça fait ping-pong entre l’émerveillement face à la beauté du paysage, et mon côté psycho de la propreté qui trépigne. Mes parties s’activent : Controladora, obsédée par l’ordre et l’hygiène, en furie ; Tornado, impatiente, qui voudrait que tout soit net, vite. Mon attention est happée par ces foutues traces sur les vitres.

Et ce n’est pas que les vitres. Cette nouvelle maison, c’est aussi le déménagement sous 40°C, avec Salvador, déboussolé par la transition, qui se met à jeter tout ce qui lui passe par la main. Le frigo hors service, des volets cassés, des portes qui grincent étrangement, les disputes qui dégénèrent bien plus que nécessaire, au milieu des cartons. 

Et avant ça, des années d’ascenseur émotionnel : deux coups de cœur pour des maisons qui n’ont pas abouti, des tensions, des désaccords, beaucoup de doutes. Moi, scotchée compulsivement sur Idealista (l’équivalent portugais de Seloger), à scruter chaque nouvelle annonce comme si ma vie en dépendait — tel Maître Shifu dans Kung Fu Panda, tendue et impatiente. Et Jonathan, version Maître Oogway, qui souffle les bougies et répète traaaaanquiiiillemeeeent : « ça viendra quand la vie le voudra. »

Nous avons déménagé au paradis. Et ce paradis est truffé de galères exaspérantes. 

Au fond de moi, je sais que ces vitres sales sont un cadeau. Que mon irritation est une source d’enseignement. Mais je n’arrive pas toujours à réagir depuis cet espace-là.

De nombreuses traditions spirituelles comparent la conscience à un diamant : un joyau aux multiples facettes qui, une fois nettoyées, révèlent la lumière divine. La clarté est déjà là, mais recouverte de voiles. Le mental agit comme une brume, un filtre qui s’interpose entre nous et la beauté de l’instant. 

Et ces couches qui ternissent la lumière, la beauté de la vie, je les reconnais en moi : la résistance, le besoin de contrôle, le perfectionnisme, l’impatience. Comme les traces sur les vitres, elles ne changent pas la vue elle-même — mais m’empêchent de la voir pleinement.

Alors, que faire ? Je peux continuer à me raidir, à vouloir que rien ne dépasse, que tout soit propre, exactement comme mon ego l’imagine. Mais la vie ne suit pas mes plans. Elle me propose autre chose. Une danse avec ce qui est. Avec la poussière et la lumière, les vitres sales et la vue splendide, l’irrésistible mignonneté de Salva et son bazar à l’infini qui fait sortir de la fumée de mes oreilles et mes narines.

Quand je résiste, je me fatigue. Si je lâche un peu, que je suis plus flexible, la beauté se dévoile à nouveau. 

Peut-être qu’évoluer, c’est ça : moins lutter contre, plus se laisser guider. Ne pas vouloir contrôler la chorégraphie, mais entrer dans le flow, avec grâce et maladresse à la fois. Et garder confiance que la vie a un plan, juste, et que son courant nous porte, même quand on croit qu’on va boire la tasse. 

La vie n’est pas seulement aigre, pas seulement douce. C’est le mélange qui lui donne sa profondeur. 

En cuisine, on parle d’Umami : ce goût venu du Japon, ni salé, ni sucré, ni acide, ni amer. Quelque chose entre tout ça, qui crée une saveur complexe et unique. 

Umami, dans la vraie vie, c’est un quotidien fait d'enchantement et de banalité. Les sommets de gratitude, et les descentes abruptes. Ça donne un couple qui se marre et se clashe. Des angoisses au paradis. Un enfant qui te fait fondre et te rend chèvre. J’ai envie de partager les deux. 

Même si je l’oublie parfois, je crois profondément que la vie est Umami : que nos challenges et nos galères portent les graines de notre évolution.

Comme le chante Mooji : “Thank you for life, thank you for you, thank you for me, thank you for the sweet and the bitter.”

Merci pour la vue. Merci pour les vitres sales.
Merci pour le doux. Merci pour l’amer.

Et vous, quelles saveurs amères la vie vous sert-elle en ce moment ?
Celles qui irritent, qui font enrager, qui rendent triste — et qui, peut-être, composent déjà l’Umami de votre évolution ?